mardi 9 octobre 2012

“En Égypte, il y a travail pour le voyageur” (Victor Meignan - XIXe s.)

Qui était Victor Meignan (1846- ?), auteur d’ Après bien d'autres : souvenirs de la Haute-Égypte et de la Nubie (édition Loohes, Paris, 1873) ? À l’évidence, un grand voyageur, qui, outre son périple le long du Nil, s’en est allé explorer l’Islande et a réalisé une expédition au long cours, de Paris à Pékin. Parti de Paris le 25 octobre 1873, il partit affronter l'hiver sibérien, selon le principe que chaque région a sa saison représentative.
Face à ces très maigres informations, le mieux est de prendre connaissance de ce qu’il écrit dans la préface de l’ouvrage où il relate ses souvenirs d’Égypte. Il s’y présente comme un “touriste passionné, sans influence et sans prétentions”, mais qui n’en dénonce pas moins “quantité d'idées fausses encore répandues sur l'antique terre des Pharaons” :



“On se demandera peut-être dans quel but j'ai écrit sur l’Égypte, sur ce pays tant de fois parcouru et tant de fois décrit. En effet, historiens, savants, linguistes, grammairiens, poètes, artistes, ingénieurs, économistes, religieux, politiques, représentants de presque toutes les branches des connaissances humaines, ont exploré cette contrée, qui leur offrait à tous un intéressant sujet d'études. Je répondrai que je savais parfaitement “venir après bien d'autres”. Mais cette raison ne m'a pas paru suffisante pour me taire, ayant constaté quantité d'idées fausses encore répandues sur l'antique terre des Pharaons malgré tous ces ouvrages. (...)
Le lecteur me verra (...)  plusieurs fois en contradiction avec ces doctes érudits dans ma manière de juger les monuments égyptiens. Sur les questions hiéroglyphiques, j'ai toujours courbé la tête, avouant humblement ma complète insuffisance. Je n'ai jugé que le côté artistique, sur lequel tout homme peut avoir une opinion et se permettre de la défendre.
Je m'explique du reste facilement pourquoi mon jugement à cet égard a souvent différé de celui des savants : amoureux de leur science et du pays qu'ils étudient, devenus de véritables Égyptiens des temps pharaoniques, ces élèves de Champollion regardent toute influence artistique extérieure comme un empiétement illicite, comme une profanation. Pour eux les monuments les plus anciens sont aussi les plus nationaux, les plus classiques, les plus dignes par conséquent d'être admirés. (...)
Je me trouve alors en Égypte faire partie de l'armée des envahisseurs, et par conséquent aimer les influences que les conquêtes des miens ont apportées dans le style des monuments et en général dans les arts de ce pays. Les édifices les plus modernes sont devenus presque mes compatriotes : comment ne les aimerais-je pas davantage ? Voilà d'où vient la contradiction presque perpétuelle que j'ai faite aux jugements des égyptologues.
Touriste passionné, amant des arts et de la couleur locale, j'offre mes appréciations au public telles que je les ai conçues sans influence et sans prétentions : la seule qualité de ce livre, dont je ne rougis pas, bien que peu d'auteurs aient paru la rechercher, c'est d'être vrai.”


“On a bien souvent écrit, même des vers et des oratorios, sur le spectacle du désert ; il m'a cependant trop vivement impressionné pour que je n'en dise rien. D'ailleurs chaque désert a son
aspect qui lui est propre, comme chaque tempête en mer diffère d'une autre tempête. Quelquefois il est plat et pierreux ; même alors il ne manque ni de grandeur ni de poésie. Ailleurs il est parsemé de touffes et de buissons, maigre nourriture des gazelles ; c'est alors qu'il est le moins sévère et le moins effrayant. Le désert, tel qu'il apparaît du sommet des pyramides, n'offre aucun de ces deux aspects. C'est une mer de sable et du sable le plus fin. C'est le désert le plus dangereux ; celui des trombes et des simouns. Il est accidenté mais sans secousses comme la surface de l'Océan. Ses teintes surtout sont remarquables, en ce qu'elles sont très différentes et très accentuées. Ici il revêt la pourpre, et plus loin se couvre d'or. Sa parure se nuance à l'infini et se laisse traverser par de grandes ombres du ton le plus foncé, par lesquelles elle rehausse encore l'éclat des autres couleurs. Rien n'émeut comme cette grande solitude qui s'étend de la pyramide de Ghiséh jusqu'aux rivages de la Sénégambie ; où nul être ne vit, où nul bruit, si ce n'est celui de l'ouragan, n'a jamais fait vibrer l'atmosphère.

La pyramide de Chéops : la seconde en hauteur
Sans doute des caravanes traversent parfois le désert, mais elles suivent une route fixe, que jalonnent des détritus et des squelettes d'animaux abandonnés par les caravanes précédentes ; mais que sont ces minces artères dans ces immenses étendues qui ne connaissent même pas la mort et qui n'ont jamais été témoins que du vide et du néant ? Cette opposition si brusque et si tranchée entre le sable et le sol fécond, entre l'être et le rien, est d'un aspect saisissant, qui se grave si profondément dans l'âme que parfois encore je me reporte par la pensée au sommet de cette pyramide, contemplant l'un ou l'autre spectacle suivant l'impression du moment.
Cette pyramide, sur laquelle on monte généralement, était la plus élevée, quand elle était intacte ; elle n'est plus maintenant que la seconde en hauteur, et porte le nom de Chéops, son fondateur.
La deuxième est dite de Céphren, la troisième de Mycerinus. Non loin de ces trois premières pyramides, il en existe environ douze ou quinze autres, de moindre proportion et dont l'état de ruine est plus ou moins avancé. Les matériaux de ces colossales constructions furent tirés des carrières de Thorrah, sur la rive droite, du Nil, en face de Memphis. Ces carrières de calcaire blanc furent exploitées du temps des Pharaons, des Perses, des Romains et des Arabes.

Les muettes pyramides


Des stèles sculptées dans deux de ces carrières, les plus vastes de toutes, ont appris quelles furent ouvertes en l'année 22 du règne d'Amosis, premier roi de la dix-huitième dynastie. Les autres carrières sont complètement dénuées de stèles, ce qui fait supposer qu'elles ont une bien plus grande ancienneté. Le manque de descriptions semble également assigner aux pyramides une extrême antiquité. Tous les monuments d'Égypte étant couverts de hiéroglyphes ; Thèbes, Memphis, et même Héliopolis offrant beaucoup d'inscriptions, qui indiquent la date du travail accompli et le nom du roi fondateur, je comprends que l'on place les muettes pyramides à une époque plus reculée.
Mais pourquoi les faire remonter, comme certains auteurs, presque à l'âge d'or, c'est-à-dire au temps où les hommes ne savaient pas encore traduire leurs pensées par l'écriture ? Sommes-nous donc tellement bavards ou barbouilleurs de papier que nous ne puissions pas imaginer un temps où les hommes, possédant tous les moyens d'écrire ou de se faire comprendre par des signes, ne les auraient pas employés ?
La grande pyramide aurait été élevée, suivant Manéthon, par Chéops, de la quatrième dynastie. Hérodote croit plus récente la construction de ce monument ; mais Champollion et Lenormand pensent comme Manéthon. Une note assez curieuse de Strabon apprend que, si on voulait construire avec les pierres des trois plus grandes pyramides un mur de trois mètres de haut et de trente centimètres de large, ce mur serait long de 496 myriamètres ou de 1054 lieues, c'est-à-dire qu'il pourrait traverser l'Afrique depuis Alexandrie jusqu'à la côte de Guinée. On pourrait multiplier à l'infini ces calculs oiseux, qui n'ont, à mon avis, qu'une mince valeur.
Touriste, je parlerai surtout de l'impression que peuvent faire aux touristes les divers monuments de l'Égypte.

Des tombeaux où pouvaient reposer une ou plusieurs personnes
L'intérieur des pyramides démontre à première vue leur usage. C'étaient des tombeaux où pouvaient reposer une ou plusieurs personnes. La chambre supérieure, où l'on monte par un long couloir glissant et difficile, servait de sépulture au chef de la famille. Le sarcophage en occupait le milieu. L'inclinaison du couloir facilitait le passage de la momie.
L'autre chambre, où l'on pénètre par un corridor horizontal, est dite chambre de la reine. Suivant les uns, elle servait de sépulture à l'épouse du roi ; suivant les autres, de chapelle où l'on venait honorer le mort aux fêtes et aux anniversaires. Je serais porté à me ranger à cette dernière opinion, parce que je n'ai jamais vu de tombeaux dans le reste de l'Égypte qui ne fût accompagné de sa chapelle ; et je ne peux guère penser que, d'une dynastie à l'autre, un changement aussi radical ait été apporté dans le mode de sépulture.
A l'entrée de la galerie horizontale qui conduit à cette chambre de la reine, s'ouvre un puits dont les dimensions étroites rendent la descente difficile. Personne jusqu'à présent n'a pu en atteindre le fond, bien qu'on ait déjà pénétré jusqu'à 50 pieds au-dessous du niveau du Nil. En comparant ce puits à ceux qui existent dans les autres tombeaux de l'Egypte, principalement dans les plus anciens, tels que ceux de Beni-Hassan, par exemple, on peut induire qu'il donne accès à une autre chambre mortuaire. Si donc on continuait à descendre, on découvrirait probablement encore une ou plusieurs momies.

Le gardien des tombeaux


Après la pyramide de Glizéh, on ne peut se dispenser de visiter le sphynx et le petit temple qu'il entoure de ses pattes. Le sphynx, debout, était chez les Égyptiens l'emblème de la puissance ; couché, il était le gardien des tombeaux, le protecteur, le fort, qui devait en empêcher la violation. Le manque d’inscriptions sur celui que nous contemplons, ses proportions mêmes, en harmonie avec celles de la grande pyramide, indiquent que ces deux monuments datent de la même époque. Un tel tombeau demandait un tel gardien. Le petit temple est beaucoup postérieur, il a été élevé par Thoutmosis IV, père d'Aménophis III (Memnon), XVIIe dynastie.
Son principal intérêt réside dans l'énormité de ses matériaux monolithes, tous de granit ou de
porphyre.
Cette première exploration nous fatigua beaucoup. Puisse ma narration n'avoir pas aussi lassé le lecteur ! Mais il faut qu'il se persuade que le voyage d'Egypte n'est pas un voyage ordinaire. Il ne suffit pas, en effet, comme en Suisse ou en Ecosse, d'admirer paresseusement la nature, de suivre du regard, par un temps brumeux, quelque rayon de soleil échappé entre deux nuages, courant d'une montagne à l'autre, illuminant successivement tous les points qu'il rencontre. En Égypte, au contraire, il y a travail pour le voyageur ; il y a étude à faire, quelquefois pénible, souvent monotone, et même, j'oserai le dire, d'un intérêt parfois contestable.
J'ai cité déjà quelques rois de plusieurs dynasties, et je crains que beaucoup de mes lecteurs n'aient quelque peu perdu de vue ces royautés si reculées. Je n'ai pas encore touché cette question capitale. Un jour où il n'y aura rien à voir et rien à dire, nous aborderons ces souvenirs, nécessaires à qui veut se rendre compte des modifications apportées par les diverses dynasties au style des monuments égyptiens.”
Source : Gallica