jeudi 18 octobre 2012

“Les Égyptiens prenaient des précautions infinies pour cacher leurs morts” (Charles Didier - XIXe s.)

Charles Didier
En suivant l’écrivain, poète et voyageur franco-suisse Charles Didier (1805-1864) dans les pages de son livre Les nuits du Caire qu’il consacra au site de Guizeh, nous sommes amenés à faire quelques détours qui nous éloignent un peu du thème de notre blog-inventaire. J’en ai toutefois gardé, au moins partiellement, la relation, car elle est révélatrice des conditions de vie et de travail sur un site archéologique au temps où Mariette avait établi ses pénates sur son lieu de travail.
On notera au passage la technique utilisée pour neutraliser la vigilance du “vieux major turc” chargé de surveiller l’égyptologie français et d’empêcher tout vol éventuel d’antiquités...
Le récit de Charles Didier relatif aux pyramides n’a d’autre portée qu’anecdotique, soulignant en tout premier lieu l’exploit physique que représentait la visite de ces monuments.
Par contre, l’auteur s’est livré à des considérations plus personnelles en abordant le Sphinx, sans doute inspiré en cela par Mariette qui, l’ayant accueilli dans son “tombeau”, l’avait sans doute entretenu de l’état de ses recherches.
Maintes fois, d’ailleurs, au cours de la progression de ce blog, nous avons pu constater que le Sphinx inspirait davantage les touristes/visiteurs que les pyramides elles-mêmes. Ces dernières en imposent par leur structure et par le “mystère” sous-jacent à leur construction. Si l’on n’avait aucune notion relative à cet aspect technique, mieux valait en effet se taire, en se contentant éventuellement de narrer les péripéties d’une escalade !
Quant au Sphinx, il favorise plus les élucubrations et interprétations de toutes sortes. Peut-être parce qu’il est plus familier, presque à la portée de tout un chacun. Ce qui ne l’empêche pas de garder jalousement le secret de sa mystérieuse destinée...


“Allons maintenant aux Pyramides ; allons voir si de près leur effet sera plus saisissant qu'il ne l'a été de la Citadelle, je parle de l'effet matériel, car pour l'effet moral, l'effet intellectuel, il est le même de loin comme de près aux yeux de l'esprit. (...)
En sortant de Ghiseh, on entre dans une charmante forêt de dattiers, derrière laquelle est le champ de bataille des Pyramides, ainsi nommé sans doute parce que de là précisément les Pyramides ne sont pas visibles. Que devient dès lors la fameuse prosopopée des quarante siècles ? A partir de ce point, la campagne submergée par la crue du Nil avait l'apparence d'un vaste marais, et je ne saurais en donner mieux l'idée qu'en la comparant aux plaines marécageuses qui avoisinent les lagunes de Venise aux environs de Chioggia et d'Adria, avec cette différence que ces dernières plaines sont infectées par la mal’aria, fléau inconnu ici. On ne peut circuler à travers l'inondation qu'en tenant la crête des digues destinées à lui servir de bornes : au moindre faux pas on roulerait dans la vase ou dans l'eau ; heureusement que l'âne d'Egypte a le pied aussi sûr que le mulet des Alpes. Encore ces digues étaient-elles rompues en plusieurs endroits et l'on ne pouvait communiquer de l'une à l'autre qu'au moyen d'un bac.
Après beaucoup de circuits on atteignit enfin le bord d'un véritable lac, d'un étang, si vous voulez, où une barque nous attendait; mais celle-ci était trop exiguë pour contenir tout le monde ; force était de faire deux voyages, le premier pour nous passer, nous, et le second pour les baudets. Le vent n'étant pas très favorable, notre navigation s'exécuta à la rame plus qu'à la voile et dura d'autant plus longtemps, trois quarts d'heure environ. Ce lac est sans doute le même que les momies royales traversaient pour gagner leur dernière demeure. De là sont nées les légendes grecques du Cocyte et de Caron, ce farouche passeur des âmes dont le nom survit dans celui d'un étang voisin, le Birket-el-Karoun.
Si l'on en croit Diodore, ces funèbres légendes auraient été importées en Grèce par Orphée à son retour d'un voyage en Egypte, dont les traditions poétiques avaient fait un voyage aux Enfers.
Une demi-douzaine de Bédouins nous attendaient sur la rive opposée ; entrant dans l'eau jusqu'à mi-corps, ils nous vinrent charger sur leurs épaules, pour nous mettre à terre et nous faire passer ensuite à gué un petit ruisseau qui nous séparait encore du but. Enfin, j'étais au pied de la grande Pyramide.

Mariette dans son “chez lui”

Mariette, photographié par Nadar

M. Mariette, dont le nom est bien connu des archéologues, vint au-devant de nous et nous conduisit chez lui. Ce chez lui était une tombe où il avait élu domicile et dont il s'était fait une demeure assez commode. Un petit salon couvert de rameaux secs, en guise d'auvent, et meublé d'un divan, donnait accès dans deux chambres latérales creusées aux flancs d'un monticule qui sert de base aux Pyramides.
D'autres tombes situées un peu plus bas servaient de cuisine et d’écurie. Le savant ermite vivait là avec quelques domestiques indigènes. Des ânes, une gazelle, un sanglier, une demi-douzaine de singes, des chiens, des chats, toute une ménagerie, complétaient son établissement. Derrière ces tombeaux s'en trouve un autre tout récemment découvert et dont les sculptures coloriées représentent des chevaux, des bœufs et un pressoir à faire le vin.
On sait que M. Mariette avait été envoyé en Egypte par le gouvernement français. Établi là depuis trois ans, il venait de terminer ses grandes fouilles de Sakkara, à trois lieues au sud, et s'occupait en ce moment à déblayer le Sphinx gigantesque dont il a le premier reconnu la destination. Convaincu qu'il formait la décoration d'un tombeau, il en cherchait la porte et l'a en effet trouvée quelques semaines plus tard. Elle ouvrait sur un couloir revêtu d'albâtre, lequel donnait entrée dans le tombeau dont son instinct lui avait révélé l'existence. Mais à cette époque il n'avait encore mis à nu que le ventre du monstrueux colosse, monstrueux en effet, car sa tête n'a pas moins de quatre-vingts pieds ; un homme se cache dans son oreille comme dans une grotte. Malheureusement le nez a été brisé et les lèvres mutilées.
Malgré ces profanations dues au fanatisme de l'ignorance et de la superstition, la physionomie du colosse a conservé dans son ensemble ce calme, cette sérénité, qui font le caractère distinctif de la statuaire égyptienne.

Un “accouplement fantastique de la grâce et de la force”

Photo Francis Frith

Le sphinx est l'emblème séculaire et comme la personnification de l'ancienne Egypte. Mais que représentait réellement dans la pensée de ces temps lointains cet accouplement fantastique de la grâce et de la force si étroitement unies ensemble qu'elles ne forment qu'un seul corps ? Est-ce un rêve d'artiste, un caprice ? Non, certes ; rien n'était moins capricieux que le génie égyptien, génie éminemment réfléchi, génie tout symbolique et dont les conceptions, même les plus bizarres en apparence, cachaient un sens profond. Étudions le monstre léogyne à ce point de vue, et voyons ce que pouvait signifier ce symbole étrange. La coiffure du sphinx, composée d'une large bandelette retombant des deux côtés sur la poitrine, était celle des demoiselles égyptiennes, telle qu'on la retrouve encore sur la tête de momies jeunes et telle qu'elle est aussi sculptée sur les caisses qui les renfermaient. Ceci prouve que l'avant-corps du sphinx n'est pas celui d'une femme, mais d'une jeune fille ; d'où l'on peut inférer que ce monstre moitié vierge moitié lion représentait les deux signes du zodiaque qui portent ces noms, parce que l'inondation du Nil a lieu précisément à l'époque de l'année où le soleil entre dans ces deux signes, époque aussi où le monde aurait été créé ; et si vous voulez savoir pourquoi, allez le demander à Jules
Solin, qui l'affirme. Ainsi le sphinx était le symbole de la fertilité engendrée par les débordements du Nil.

La “bonne humeur” des Égyptiens
Pour en revenir à M. Mariette, il employait de cent à cent cinquante fellahs venus des villages voisins au rude travail qu'il avait entrepris et auquel il présidait en personne.
Comme il ne s'agissait que d'enlever du sable, on pourrait croire que ce n'était pas une bien grande affaire ; mais là précisément était la difficulté : ce sable du désert coule comme de l'eau, et il en retombait à peu près autant qu'on en ôtait.
Tous ces braves gens étaient de bonne humeur et travaillaient en mesure, c'est-à-dire en chantant : les Égyptiens ne font rien autrement, qu'il s'agisse de soulever une montagne ou de couper un épi. Des jeunes filles de huit à dix ans, très éveillées, très jolies, emportaient le sable dans de petits paniers et distribuaient de l'eau fraîche aux travailleurs. Le nectar offert par Hébé n'était certainement pas plus agréable aux lèvres des dieux.

Les pyramides : “tombées dans le domaine des banalités”
Les Pyramides sont confiées à la garde de quatorze Bédouins qui se relèvent de temps en temps et qui répondent des voyageurs, depuis qu'un Anglais se laissa choir, dit-on, du sommet de la plus haute des trois. Les bakschisch des curieux se divisent en trois parties : la première appartient au gouvernement, la seconde au cheik des Bédouins, auxquels il ne reste par conséquent que le dernier tiers ; aussi se répandent-ils en invectives fort irrévérentes contre leurs copartageants, et chacun d'eux en particulier s'ingénie à soutirer aux voyageurs des bakschisch supplémentaires qu'il s'approprie à lui tout seul. Ce sont des hommes superbes, taillés comme des hercules et d'une force athlétique, quoique très mal nourris et mangeant Dieu sait quoi, quand ils mangent. Leur costume, même par les plus grandes chaleurs, est une épaisse couverture de laine qui écraserait un cheval. Leur importunité dépasse toutes les bornes et ne le cède qu'à leur rapacité. Il n'existe nulle part, pas même en Italie, de ciceroni plus exigeants et plus incommodes. C'est à dégoûter des Pyramides.
Mais il est temps d'en dire quelque chose. Je serai fort sobre à leur endroit, attendu qu'elles ont été tant et tant de fois décrites, que chacun les connaît sans les avoir vues et qu'elles sont tombées dans le domaine des banalités. Un coup d'œil jeté sur la plus mauvaise estampe en dit plus d'ailleurs que toutes les descriptions du monde.

“Des portes simulées... pour dissimuler la véritable”




Source de l'illustration : Wonders: Images of the Ancient World (NYPL Digital gallery)

Commençons par la plus grande, celle dite de Chéops et qui a quatre cent cinquante-huit pieds d'élévation. Arrachés par la main des hommes plus que par l'effet du temps, les énormes blocs de granit taillé qui en formaient le revêtement extérieur, laissent à nu en beaucoup d'endroits la maçonnerie brute et l'entourent d'une ceinture de décombres, image de la dévastation. On atteint non sans peine, après les avoir franchis, la porte très petite qui donne accès dans l'intérieur du monument. Là commence un véritable supplice : on entre en rampant dans un corridor, que dis-je, un souterrain tortueux, étroit, si étroit que le corps y passe à peine, et si bas, qu'on ne s'y peut tenir debout ; de plus il est dégradé sur plusieurs points et il faut littéralement nager sur les
pierres écroulées pour se frayer un passage ; qu'une seule se fût détachée derrière nous, et toute retraite nous était fermée : il eût fallu mourir là, à plat ventre, au milieu des ténèbres, de faim, de soif, de désespoir, comme Ugolin dans son cachot. Cette funèbre appréhension s'empara de moi un moment avec une telle violence, que je ne me souviens pas d'avoir éprouvé dans ma vie une pareille angoisse.
Des Bédouins allaient devant avec des flambeaux et me tiraient par les bras ; d'autres allaient derrière et me poussaient par les pieds, profitant, chacun pour son compte, des pas les plus difficiles pour me réclamer un bakschisch, du même ton qu'on demande la bourse ou la vie. Je les aurais de grand cœur étranglés.
Enfin j'atteignis la chambre sépulcrale pratiquée au cœur de la Pyramide. Là du moins on peut se tenir debout, et, s'il n'y a pas d'air, il y a de l'espace. Cette chambre est carrée, et le centre en est occupé par un sarcophage de granit où reposait la momie royale, Chéops ou tout autre monarque dès longtemps arraché de sa dernière demeure. Les Égyptiens prenaient des précautions infinies pour cacher leurs morts : ils poussaient la ruse jusqu'à simuler des portes en divers endroits des mausolées, afin de mieux dissimuler la véritable, qui était soigneusement murée.
Tous ces soins, tous ces stratagèmes, n'ont point sauvé leurs restes de la profanation : les Perses d'abord, puis les Chrétiens, puis les Arabes, et enfin les antiquaires, pires qu'eux tous, ont mis à sac depuis longtemps toutes les nécropoles.
L'air commençant à nous manquer dans ce sépulcre étouffé, et les torches, qui en manquaient aussi, pâlissant déjà, il fallut songer à la retraite et refaire en sens inverse le ténébreux, l'interminable voyage de reptile dont l'affreux souvenir m'est encore présent. Quelle joie en revoyant la lumière du ciel! comme mes yeux s'enivrèrent de soleil et ma poitrine d'air ! Un mort sorti, pour revivre, du fond de sa fosse, n'eût pas trouvé la création plus splendide et plus
belle.
Je jurai, mais un peu tard, qu'on ne m'y prendrait plus. (...)

Mariette peu gêné par la “prohibition”
Les voyageurs européens qui visitèrent les premiers ces terres classiques étaient plus favorisés que nous : ils n'avaient qu'à gratter le sable pour exhumer les trésors qu'elles renfermaient, et les momies y étaient si communes que les Pyramides en avaient pris le nom : encore au dix-septième siècle on les appelait les Momies. Ces riches mines sont loin sans doute d’être épuisées : elles sont inépuisables ; mais elles ont été tellement exploitées que, pour trouver encore quelque chose, il faut des fouilles profondes et des travaux considérables. Que trouvais-je sous mes pas ? que trouvent les Bédouins eux-mêmes ? De petits hermès en terre, la plupart décapités, sans valeur et sans intérêt. (...)
Notre journée finie et bien remplie, comme on a pu s'en convaincre, nous revînmes dîner tous
ensemble dans le tombeau de M. Mariette, et nous nous donnâmes le plaisir de faire boire du Champagne apporté par nous du Caire à un vieux major turc placé près de lui par Abbas pour le surveiller et l'empêcher de rien exporter d'Egypte ; mais le bonhomme ne surveillait rien du tout, et les trésors dont M. Mariette a enrichi le musée égyptien du Louvre prouvent que la prohibition d'Abbas le gênait fort peu. (...)

“Pour faire impression, les Pyramides veulent être vues de très loin ou de très près pour que leur effet soit complet”
La nuit fut orageuse. Un vent impétueux rugissait dans l'espace, dignement accompagné par le hurlement des chacals  et une forte averse, chose phénoménale en Egypte dans cette saison, couronna l'ouragan. Réveillé par le vent, puis par la pluie qui filtrait sur moi à travers la ramée, je ne dormis guère ; ne trouvant pas qu'un matelas trempé d'eau fût une couche bien sybaritique, je me levai avant l'aube, et, la pluie ayant cessé, le vent étant tombé, je m'allai promener à la clarté des étoiles au pied de la grande Pyramide, dont nous n'étions qu'à quelques pas.
Quel silence ! quel calme ! Tout dormait dans la nature ; aucune voix n'arrivait des profondeurs du désert. Certes, c'était bien le cas d'évoquer l'ombre des rois et des courtisanes couchés jadis dans ces insolents mausolées ; mais ce fut en vain que je les évoquai : aucun spectre n'apparut à mes yeux. La masse inerte du monument se dressait seule devant moi, dessinée en noir sur le fond étoile du ciel.
Mais, l'aurore ayant point à l'orient, son faîte commença de blanchir, puis, passant du blanc au rose et s'illuminant d'une clarté de plus en plus vive, reçut enfin comme un baiser céleste le premier rayon du soleil levant.
Le mécompte que j'avais éprouvé quelques jours auparavant du haut de la Citadelle fut ici pleinement réparé. Si, vues de là, les Pyramides n'avaient fait sur moi qu'une médiocre impression, de près j'en fus écrasé. On peut, en les découvrant de très loin, - j'en fis plus tard l'expérience, - être étonné, frappé de leurs dimensions colossales ; mais ce n'est là encore qu'un effet de comparaison, une sensation de l'esprit. En les touchant du doigt, au contraire, la sensation est toute physique ; on les porte sur la poitrine ; on se sent oppressé par leur masse; on est écrasé, je le répète, littéralement écrasé. La conclusion est que, pour faire impression, les Pyramides veulent être vues de très loin ou de très près pour que leur effet soit complet.”
Source : Gallica